L'INCENDIAIRE
Nombre de pages | 144 |
Dimensions | 135*185 mm |
Langue | Français |
Date de parution | 25/05/2021 |
Référence | K00010 |
Extrait gratuit
Prologue
Une lumière bleue m’éblouit. L’écran de bord vient de se rallumer à l’approche du sol. Température extérieure : 31 degrés.
— Votre ceinture, monsieur.
Le train d’atterrissage heurte la piste, un choc puis une glissade. Arrêt des moteurs. On s’entasse contre la sortie, les hôtesses s’énervent.
— S’il vous plaît !
Les casiers claquent et des sacs tombent. La porte s’ouvre. La chaleur et l’humidité se collent à mon visage, le ciel est bas, sombre et gris au-dessus de l’aéroport. Au loin apparaît la baie de Fort-de-France, ouverte sur l’horizon atlantique. Nous traversons la piste puis le terminal, je n’ai pas de bagage. Sur le parvis se tient une dame fatiguée, les joues hautes et mouchetées de taches de rousseur brunes, ses cheveux crépus tirés en chignon au-dessus de ses yeux enfoncés. Elle étudie une photo, puis mon visage, de nouveau la photo et s’avance vers moi.
— Samy ?
— Bonjour, ma tante.
On s’embrasse. Elle a l’air las. Les cinq heures de décalage horaire ne me rendent pas plus alerte. Nous gagnons sa voiture, une Saab à la peinture ternie, anciennement gris métal, dont le coffre gémit en s’ouvrant pour accueillir mon sac.
— Ça ne te dérange pas de conduire ? Les préparatifs m’ont épuisée.
Je prends la place conducteur, cale une première fois puis sors du dépose-minute. Par les fenêtres ouvertes entrent l’iode et les gaz d’échappement.
— Tes parents ont eu un empêchement, m’a dit Rose-Marie ?
Les voitures slaloment sur l’autoroute, hurlent à l’approche de Fort-de-France et aux abords des voies d’insertion et de sortie. Je braque et me remets sur ma file.
— De quoi ?
— Tes parents, Samy. Ils ne sont pas là.
Tiens oui : mes vieux. Laissés une quinzaine d’heures plus tôt, après un départ en trombe de Digne-les-Bains. Ton grand-père va mourir, m’annonce Rose-Marie, ma mère, froide, tandis que nous fonçons récupérer Denis, mon père, à sa papeterie. Un radar nous flashe en direction de l’aéroport de Marseille et je ne ralentis pas, les pneus de l’AX crissent dans le parking souterrain puis on cavale jusqu’au hall d’embarquement, l’hôtesse jolie a un faible pour les métis et me sourit. Puis le hurlement de rage de ma mère, ses poings armés au-dessus du visage de son mari penché, cherchant leurs passeports – et je file seul embarquer, de justesse, sans eux. Trouver ma place, attacher ma ceinture, constater que j’ai embarqué les clés de l’AX. Mon portable vibre, un texto de ma mère : ne me fais pas plus honte encore. La famille Aimé, décidément toujours aussi fidèle à son nom.
Je prends la cigarette que me tend ma tante et hausse les épaules.
— Ouais, papa a eu un malaise avant l’embarquement.
— Ah, ces Z’oreilles.
Nous arrivons au Prêcheur, à la pointe nord de l’île, garons la voiture devant une maison à un étage et entrons. La branche antillaise de la famille m’accueille pour la première fois ; pas le meilleur moment pour des présentations. On me guide jusqu’à une pièce à l’éclairage tamisé, où des ventilateurs tournant à plein régime chassent la moiteur. Du lit aux draps blancs émerge un bras fripé, la main se lève vers ma joue lorsque mon tour vient. Un sourire éclaire les rides, serrées sur une sévérité de famille.
— Mais c’est le petit de Rose-Marie. Tu lui ressembles. Je te reconnais, tu sais.
Il demande des nouvelles. Que fais-je, quoi de prévu ensuite et après.
— Oui la papeterie, oui, c’est très bien ça. Mais es-tu allé à Paris ?
— Non. J’y compte pas.
Le voile terne se lève de ses yeux soudain rajeunis.
— Ah Samy, tu sais – Paris ! Paris c’est tellement –
Puis son bras brun retombe sur les draps blancs.
— Heu… Papy ?
On crie derrière moi. On lève les mains au plafond, et vers le ciel ce sont de grandes plaintes et des pleurs. Un sacré cinéma, dont j’étais pas censé gâcher le dernier acte.
Adieu ti-punchs et acras ! Je passe la nuit seul et regagne en silence Fort-de-France. Tatie ne me propose pas de cigarette sur le trajet ; elle conduit. Ses lèvres claquent une bise sèche à mon oreille devant l’aéroport.
Après une très longue sieste j’atterris à Marseille. Je cueille mes vieux à l’hôtel, ils grimpent dans la voiture. Le père roupille et la mère regarde le paysage défiler alors que nous remontons l’autoroute. Ce n’est qu’à mi-chemin qu’elle se tourne vers moi, l’air menaçant :
— Tu ne t’es pas fait remarquer, j’espère ?
— À peine.
De retour à Digne, j’entame une nuit qui ne se termine qu’à midi. Je ne sors pas de chez moi, ouvre la fenêtre à travers laquelle se déverse le hurlement des cigales et allume mon vieil ordi. Je compose des numéros à la chaîne, ouvre et ferme des pelletées d’onglets, fouille la chambre à la recherche de papiers oubliés puis, le soir tombé, me pointe dans la cuisine.
— Je bouge à Paris.
On ne dira pas que j’ai chômé. Inscription à Sorbonne Nouvelle : faite. Économies : claquées dans les trois premiers loyers d’une chambre dans une résidence universitaire de Saint-Denis. Bourse étudiante : éligible. Les mains de Rose-Marie s’abattent sur la table.
— À vingt-deux ans ! Tu n’as pas vu les informations ? Tu sais comme c’est, à Paris ?
En même temps que le vieux sort la tête du lave-vaisselle HS :
— Et la papeterie ?
Ma mère ne m’adresse plus la parole de toute la semaine. Une heure avant mon covoiturage, mon père me souffle qu’il a mis en place un virement mensuel et me tapote amicalement la joue. Puis il retire sa main. Je sors, sac sur l’épaule. Passe devant mon ancien lycée, dépasse l’arrêt de bus sous lequel j’ai grillé ma première clope, puis le porche sous lequel j’ai embrassé ma première copine. Et à jamais !
On me dépose à la gare d’Aix-en-Provence. Voiture 12, place 132 depuis laquelle je regarde le Sud disparaître. Arrivée prévue à 17 h 32. J’attrape un journal gratuit, en pleine page la photo de vitrines brisées, le sol jonché de verre et de banderoles. « L’insécurité grandit », titre la couverture. Attendez-moi, j’arrive ! j’ai pensé. Un ricanement m’a échappé. La situation aussi.
Ça fait trois mois que j’y suis, à la capitale. J’ai dû mal interpréter les dernières volontés de l’ancêtre. Paris je m’y fais pas. Trois mois pour me rendre compte que les Parisiens c’est juste des gens, les mêmes que partout avec ça.
Un point sur lequel on ne m’a pas mytho ? Le chaos. Ça dégénère, toujours plus fort. Partout en France et plus seulement à Paris. Gilets jaunes, black blocs, vague bleu marine – il y en a pour toutes les couleurs. De quel bord je suis ? Rien à foutre. Ça castagne, c’est ce qui compte. D’accord avec tous quand ça gueule :
LIBERTÉ !
Juste, pour moi, liberté égale : je fais ce que je veux.
On m’aperçoit au JT du 2 janvier, pavé au poing, voitures en feu. Les vieux me grillent malgré le T-shirt mal noué sur le bas de mon visage. Juste après le reportage le téléphone sonne.
— Samy, pourquoi tu fais ça ? Qu’est-ce que tu défends ?
— Rien.
On ne s’est pas rappelés depuis. Plus de virement, rien que ma bourse. Et après ? Ce qui compte, c’est maintenant. Le monde peut bien flamber : vivre, c’est tout ce que je veux.