LE CHOIX D'ESTELLE
Nombre de pages | 224 |
Dimensions | 133*214 mm |
Langue | Français |
Date de parution | 20/10/2020 |
Référence | L00074 |
Extrait gratuit
Premiers pas
Ça faisait un moment que je souhaitais quitter le cocon familial et voler de mes propres ailes. J’en étais arrivé à ce moment où la gentillesse de mes parents devenait pesante et pénible. Je voulais ranger mon assiette sale dans la cuisine au moment où j’en avais envie, pas quand il fallait le faire pour satisfaire mes hôtes. Bien sûr, je les aimais, mais la cohabitation avait fini par devenir insupportable – et sans doute aussi pour eux, même si nous n’en parlions pas.
Signer mon premier CDI m’a donc permis de louer mon premier appartement, et de vivre enfin chez moi, pour la première fois de ma vie ! Jamais je n’oublierai ce deux-pièces en duplex, avec sa grande verrière face à la cour, typique des anciens ateliers d’artiste dans l’est parisien.
Faute de moyens, beaucoup de meubles provenaient de mon ancienne chambre. Le mobilier, sobre, s’intégrait parfaitement à cet appartement à la décoration plus que vieillissante. Moquette saumon et murs beiges – sauf dans l’entrée, où une « merveilleuse » tenture en tissu violet constellée de fleurs blanches et roses de grand format rappelait les années soixante-dix. La cuisine ouverte sur le petit salon du rez-de-chaussée, en bois foncé et chrome, dialoguait habilement avec son carrelage marron de type méridional. Les carreaux bleu et blanc de la salle de bains et des toilettes séparées – quel luxe ! – auraient mérité bien plus qu’un rafraîchissement, tout comme le reste de l’appartement. Voire un bon incendie pour repartir à zéro ! Mais, vu mon budget, la quasi insalubrité faisait partie des conditions.
Les semaines qui suivirent mon emménagement, trépidantes, ne me laissèrent pas le temps de m’ennuyer. Mon statut, dans le prestigieux cabinet de paysagistes qui m’employait, valait à peine mieux que celui du stagiaire, mais au moins je travaillais enfin dans le domaine pour lequel j’avais suivi des années d’étude, et faute d’un bon salaire je me payais de beaucoup de fierté.
J’avais été accueilli chaleureusement et il ne me fallut pas beaucoup de temps pour m’intégrer dans l’équipe. Nous nous occupions « d’analyse et prospective » et les dossiers, plus ou moins intéressants, se suivaient sans se ressembler. Courts ou longs, compliqués ou simples, mais toujours traités en équipe, si bien que je me liai d’amitié avec plusieurs de mes collègues. Le baby-foot de notre salle de repos nous offrait de bons moments et nous permettait d’exprimer toute l’agressivité accumulée au cours des heures de travail.
Malgré les tensions que créaient les périodes de rush, tout le monde s’appréciait.
Le soir la fatigue me clouait chez moi et j’évitais les sorties que me proposaient mes anciens copains (ceux que j’avais connus à la fac), préférant me reposer. Mes soirées se déroulaient sans grand intérêt, devant la télé, parfois en fumant un peu d’herbe pour me détendre et échapper un moment au quotidien. Au final, les gens du bureau devinrent mes seules relations. Ce changement de vie me plaisait.
Marie et Jean étaient – de loin – ceux avec qui je partageais le plus d’affinités. Homosexuels et fiers de l’être, ils constituaient un couple d’amis étonnants et incroyablement drôles. Marie, fille au physique sportif et au look banal, beaux cheveux blonds bouclés coupés court, passait son temps à nous raconter ses déconvenues avec les meufs. Le même scénario revenait souvent : la fille couchait quelques temps avec elle, lui laissant espérer une relation de longue durée, puis disparaissait de sa vie du jour au lendemain, la laissant seule avec ses espoirs déchus. Suivait une période de pur sexe avec les premières venues, de nuits entières en boîte de nuit à prendre des prods et à baiser en mode bacchanale, jusqu’au moment où l’épuisement la rappelait à l’ordre. Et le cycle recommençait. Nouvelle amoureuse, nouvelle période fleur bleue. Vicieux ou vertueux, ce cercle sans fin la maintenait en vie.
Au bureau, c’était facile de savoir dans quelle période elle se trouvait en regardant son visage. Dans les périodes fastes, elle était d’excellente humeur, allant parfois jusqu’à souligner ses yeux avec un peu de khôl et ses lèvres avec du rose très clair. La peau de son visage paraissait fine et lisse, reposée. Dans ces moments-là elle ne sortait presque plus, parlait de Pacs et d’amour éternel, réfléchissait même à l’adoption ; son travail au bureau était parfait, livré en temps et en heure sans jamais besoin de la relancer.
Dans les phases plus compliquées, l’animal était autrement plus amusant. Elle se laissait aller à une espèce de posture de rebelle inaccessible et incomprise. Souvent très maquillée pour masquer les nuits blanches, elle débarquait en retard dans des tenues pas possibles, pantalon de cuir et hauts talons, débardeur moulant sentant le tabac, c’est clair qu’elle dénotait !
Son humeur affectait le suivi des dossiers, évidemment. Il fallait s’attendre à du retard et des oublis et on craignait qu’elle débarque en réunion client dans cet accoutrement, l’haleine encore un peu chargée de la veille – mais Marie était une vraie tornade et son énergie (même sous cette forme négative) et les histoires qu’elle nous racontait valaient bien le stress professionnel qu’elle nous occasionnait !...
Elle connaissait toutes les boîtes lesbiennes de Paris, et probablement d’ailleurs aussi. Elle refusait catégoriquement d’aller dans des clubs hétéros ou même simplement gay-friendly. Elle voulait du lourd, comme elle disait, des endroits où on pouvait sans soucis commencer à baiser sur place, ou au moins se chauffer au-delà du raisonnable.
Jean-Philippe, qui préférait Jean tout court, se montrait plus réservé. Il riait de bon cœur aux histoires de Marie, mais pour sa part se livrait peu et sa vie semblait aussi sage que la mienne : d’après ce qu’il disait, pas de copain attitré ni de plans cul – pourtant, certains lundis, son visage accusait le coup du week-end et on ne l’imaginait pas avoir passé son samedi soir devant la télé ! J’avais d’ailleurs fini par comprendre que les deux oiseaux de nuit se croisaient parfois dans certains lieux de débauche, même si ni l’un ni l’autre ne voulait m’en dire davantage.
Question boulot, rien à dire. Il était réglo, ponctuel, appliqué et élégant. Il ne laissait rien au hasard et approfondissait chaque détail. J’adorais bosser avec lui. Son humeur toujours égale s’avérait précieuse lorsque la pression montait, et pour toutes ces raisons, il montait souvent en première ligne défendre nos points de vue auprès des clients.
C’est avec ces deux-là que je passais le plus clair de mon temps.
Au cours de cette période, j’ai commencé à entrevoir les opportunités de découverte qui s’offraient à moi. Je me sentais libre comme l’air, éloigné de mes anciens amis aussi bien que de ma famille. Il avait suffi que je m’installe à l’autre bout de Paris pour changer de vie !
Le monde s’offrait à moi et je n’avais plus qu’à me laisser porter. J’avais d’ailleurs évoqué avec Marie et Jean l’envie de découvrir un peu leurs univers, qui semblaient si différents de ce que je connaissais de la nuit, jeune bourgeois hétéro encore vierge de vice. Mais ils m’opposaient à chaque fois une fin de non-recevoir.
La dizaine d’années qui nous séparait paraissait infranchissable quand j’abordais ce sujet. Ils riaient de ma candeur et trouvaient toutes sortes d’excuses pour botter en touche. Difficile de me faire entrer, dangereux pour moi, je risquerais d’aimer – toutes sortes de sarcasmes me rappelaient que nous n’étions pas du même côté de la barrière. Ou en tous cas que cet univers me serait interdit le temps que je mûrisse un peu.
J’ai toujours eu du mal à supporter interdits et obligations. Mes parents ne voulaient pas que je fume ? J’ai grillé ma première clope à douze ans. Ils exigeaient des bonnes notes, je ne fichais rien. M’encourageaient à m’inscrire dans un club de sport ? J’optais pour la danse classique.
C’est sans doute parce qu’ils ne prenaient pas le paysagisme au sérieux que j’ai choisi cette direction.
Dès le plus jeune âge, la contrainte m’a paru insupportable – et braver les interdits m’a toujours semblé le plus doux des remèdes à la morosité. Chaque punition, chaque heure de colle, chacun des dérapages que j’ai pu orchestrer durant des années, parfois même sans m’en rendre compte, m’ont permis de tenir. Je me sentais à l’époque injustement puni, ne pas mériter ce qui m’arrivait, mais en vérité je jouissais de ce que je récoltais, de la sensation d’être le centre du monde même si c’était dans la souffrance. Sans oublier le plaisir post orgasmique de se faire plaindre après le châtiment, la douceur qui suit la douleur, la libération qui suit la peine… Mon parcours était prédestiné mais je ne le savais pas encore.